Un avocat face au non ‐ accès et au non ‐ recours aux droits

Documents du Colloque sur le site du
Service de Lutte contre la pauvreté

Colloque Pauvreté et ineffectivité des droits – non-accès et non-recours aux droits du 16 décembre 2014
Organisé par le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale
Intervention de Damien DUPUIS avec l’appui du Comité juridique national d’ATD – Quart-Monde (Liola de Furstenberg, jean-Pierre PINET, Jean-Marie VISE et Georges de KERCHOVE)

  1. Pourquoi les personnes pauvres réagissent-elles plus (ou trop) lentement face à une difficulté ? Consultent-elles plus rarement, plus tardivement les avocats, les services juridiques…?

  1. La conception du temps chez les personnes vivant la grande pauvreté est certainement différente. Les urgences sont perçues différemment. Ainsi, les intervenants relèvent régulièrement les problèmes liés aux rendez-vous (absence au rendez-vous fixés, retards au rendez-vous…) Ces difficultés s’expliquent par d’autres priorités, d’autres urgences plus importantes rencontrées par les personnes pauvres (craintes d’expulsion du logement, coupures de gaz et d’électricité, risque de renvoi des enfants à l’école…)

  2. Les personnes pauvres craignent en outre de se présenter chez l’avocat, en Justice ou face à leur assistant social. Elles ont peur d’être jugées, qu’on leur découvre des problèmes plus importants encore, qui pourraient avoir un effet « boule-de-neige », quant aux enfants, à la santé, au logement…

Ainsi, par exemple, une famille devait obtenir un rapport social décrivant sa situation actuelle afin de présenter sa candidature auprès d’une agence immobilière sociale en vue d’obtenir un logement plus adapté. Par crainte que ce rapport social détaille les mauvaises conditions de vie et mène à la dénonciation de cette situation et au placement des enfants, les parents ont refusé de faire établir ce rapport.

Les personnes pauvres ont en outre des difficultés à trouver la bonne porte, la bonne oreille. Elles craignent de faire appel au Bureau d’Aide Juridique, vu la mauvaise réputation des avocats « pro deo ». Elles ont du mal à établir le lien de confiance avec l’avocat désigné. Ainsi, il n’est pas rare qu’un client dans les conditions de l’aide juridique refuse que l’avocat qu’elle a choisi intervienne dans le cadre de l’aide juridique, par crainte que son intervention soit bâclée.

  1. Les personnes vivant la grande pauvreté connaissent peu leur droit. Or, connaître ses droits est la première condition pour pouvoir les exercer. Le droit de connaître ses droits est un préalable incontournable. Mais comment les connaître si on vit dans des conditions « infra-humaines », à la rue, dans les centres fermés pour réfugiés ? Il est donc nécessaire que la première ligne de l’aide juridique soit active et présente sur le terrain. Il y a 30 ans environ, les permanences décentralisées furent créées en Belgique, afin que les consultations soient données dans des lieux plus proches des consultants. Il y a 15 ans environ, Droit sans toit, assurant une permanence à la Gare Centrale de Bruxelles pour les sans-abris, a été créé, afin d’être au plus proche des personnes sans-abris. Actuellement, il n’est pas rare que des services sociaux demandent aux avocats de descendre dans la rue, dans les restaurants sociaux, pour être encore plus près de la demande et franchir ainsi les barrières.

  2. La peur de perdre sa liberté, son autonomie est également une raison pour lesquelles les plus pauvres ne se manifestent pas.

La crainte de dénoncer une personne qui aide (qui héberge ou aide financièrement) est aussi un motif pour lequel les personnes pauvres préfèrent ne pas se manifester.

  1. Pour quels motifs les personnes pauvres n’agissent pas ou tardent à faire valoir leurs droits ?

Différentes raisons peuvent être énumérées.

  1. La radiation des registres communaux

Le fait d’être radié empêche de recevoir toute convocation. L’absence de réponse provoque, par exemple, du retard dans le renouvellement d’un titre de séjour ou même une perte de droits futurs (par exemple, dans le calcul de la période nécessaire pour obtenir la nationalité belge).

  1. L’expiration d’un délai de recours peut également justifier une inaction. Si, par exemple, la loi impose au CPAS de faire mention, en annexe à toute décision, des modes d’introduction des recours, le libellé du texte est souvent incompréhensible et ne permet pas une information effective des demandeurs. L’absence de recours peut entraîner la perte de plusieurs mois d’aide financière.

  2. Les expériences négatives précédentes, le découragement, la crainte d’une nouvelle décision négative ou même d’une longue procédure à mener peut également justifier la non-action.

  3. La crainte d’agir en justice contre le CPAS qui doit continuer à aider pour le surplus peut également justifier l’absence de recours contre une décision de refus partiel. Il n’est effectivement pas évident de se mettre à dos l’assistant social qui gèrera la suite du dossier.

  1. Des dispositions législatives amènent également à des situations de non-droit

  1. Certaines dispositions prévoient des délais de recours extrêmement courts.

Exemples :

  • le recours contre une 2ème décision de non prise en considération en matière d’asile est de 5 jours

  • un recours en cassation contre une décision rendue par le TPAP en matière d’internement est de 48h selon la nouvelle loi…

  1. Le devoir de collaboration avec le CPAS pose également problème. Les décisions de refus sont souvent motivées par une absence de collaboration. Toutefois, pour les plus démunis, répondre aux exigences des CPAS est peu aisé.

Exemples : Prouver des recherches d’emploi nécessite l’accès à un ordinateur et à une imprimante, outre les difficultés liées à la rédaction d’un cv ou d’une lettre de motivation.

Par ailleurs, les boîtes aux lettres des immeubles où les personnes démunies habitent sont rarement sécurisées. Le courrier du CPAS s’y perd.

  1. Une législation trop protectrice peut mener à sa non-utilisation. Ainsi, le nouveau régime d’incapacité prévoyant, outre l’administration des biens, l’administration de la personne, peut faire craindre au demandeur qu’il soit considéré comme incapable quant à sa personne alors qu’il ne souhaitait demander qu’un administrateur pour ses biens uniquement.

  2. La législation en matière de protection du logement peut avoir un effet pervers. Une personne vivant dans un logement insalubre, qui dépose plainte auprès du service régional compétent, peut se voir expulsé un logement si celui-ci est considéré inhabitable.

  3. Le placement des enfants pour cause de pauvreté reste un problème important. S’ils ne sont pas directement motivés comme tels, ils sont basés sur les conséquences de la pauvreté (surendettement, saisie, expulsion, mauvaise compréhension de convocations, absentéisme scolaire …).

Si les parquets et tribunaux invoquent l’intérêt de l’enfant, il est manifeste que de tels placements violent le droit à la vie privée et familiale protégé notamment par l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.

  1. Certaines pratiques administratives ou judiciaires mènent aussi à des situations de non-droit :

  • Le Parquet face aux reconnaissances d’enfants (dites reconnaissances de complaisance) tente de faire obstacle à de telles reconnaissances lorsque le père est un homme en séjour illégal et reconnaît l’enfant d’une ressortissante belge ou d’une étrangère en séjour légal. Cette traque mène manifestement à des abus et discriminations, d’autant que si le mariage blanc ou la cohabitation de complaisance peut constituer une infraction, les reconnaissances dites de complaisance ne le sont pas… 

  • Certains CPAS continuent à refuser d’acter les demandes d’aide sociale (notamment des demandes d’étrangers en séjour illégal)

  • Les demandes d’autorisation de séjour pour raisons humanitaires sont par les communes, ce qui constitue un obstacle à l’introduction de telles demandes, les étrangers au séjour illégal ne pouvant ni travailler ni bénéficier d’aide financière…

  1. Certaines pratiques jurisprudentielles mènent aussi à des situations de non-droit :

En matière d’assistance judiciaire, certains arrondissements imposent des conditions supplémentaires aux conditions légales. Cette pratique est contraire au principe de « guichet unique », prévoyant de permettre d’obtenir assistance judiciaire et aide juridique par une même demande. Cette notion de guichet unique faciliterait pourtant sans conteste l’accès à la Justice pour les plus défavorisés. 

  1. Les personnes les plus défavorisées peuvent également être soumises à un procès inéquitable

  1. Il convient ainsi de pointer le déséquilibre entre les avocats des parties.

Le BAJ met toujours l’accent sur l’intervention des stagiaires. Parmi les obligations du stage figure toujours l’obligation de participer activement au Bureau d’Aide Juridique et pour certains arrondissements, de se charger d’un certain nombre de dossiers. La précédente Ministre de la Justice avait même, pour projet, d’imposer la défense gratuite de personnes défavorisées par des stagiaires… Les pauvres restent donc les cobayes de la formation des jeunes avocats.

Le financement de la défense reste problématique dans le cadre de l’aide juridique. En effet, le Bureau d’Aide Juridique fonctionne sur base d’un système de points, forfaitisés par procédure. Il n’y a donc aucune incitation financière pour l’avocat de mettre tout en œuvre pour assurer la défense de son client. Cela peut entraîner une tendance à s’en tenir au strict minimum, la rémunération étant, de toute manière, identique en fin de procédure.

L’intervention cloisonnée, voulue par la règlementation de l’aide juridique, pose problème en ce qui concerne les familles rencontrant des problèmes en cascade. En effet, elles sont contraintes de faire appel à un avocat différent par problème rencontré. Ce cloisonnement rend l’intervention inadéquate dans la lutte contre la pauvreté.

  1. Les conséquences du déséquilibre financier entre parties doivent également être soulignées.

La perspective d’être condamné au paiement des indemnités de procédure en cas de perte du procès peut aboutir au non-engagement d’une procédure.

Les expertises judiciaires sont coûteuses. Il revient pourtant à la partie qui sollicite l’expertise de provisionner l’expert. Pourtant, en matière de logement insalubre par exemple, l’expertise sera souvent la seule manière d’établir l’existence de troubles de jouissance, les Juges de Paix n’ayant plus le temps de descendre sur les lieux.

Demander, outre son avocat, la présence d’un expert technique ou d’un médecin-conseil est souvent impossible financièrement. Celle-ci peut s’avérer pourtant prépondérante notamment lors d’une expertise en matière de détermination d’un handicap ou d’incapacité de travail et d’invalidité.

Le coût des significations de jugements par Huissier de Justice constitue également un obstacle à la Justice. La personne qui souhaite faire exécuter un jugement doit le faire signifier et, donc, provisionner l’huissier. Il convient donc d’avoir les liquidités suffisantes…

  1. Pistes de solution

  1. Renouer la confiance entre le client et son avocat.

  • Les avocats intervenants dans le cadre de l’aide juridique devraient être mieux formés aux questions liées à la grande pauvreté et à ses conséquences multiples.

  • Le langage reste une barrière importante. Un langage clair, compréhensible et utile pour les demandeurs d’aide permettrait de rétablir le lien et de renouer la confiance en la Justice.

  1. Réformer l’aide juridique paraît être essentiel. Quelques pistes :

  • Offrir un cadre aux avocats qui interviennent en première ligne pour leur permettre de recevoir adéquatement les consultants, les écouter attentivement et les conseiller utilement ;

  • Permettre aux avocats désignés en seconde ligne d’intervenir adéquatement et complètement, sans forfait ni cloisonnement ;

  • Prendre en en compte le temps réel et donc le travail effectif lié à la défense ;

  • Favoriser la collaboration entre les avocats et les associations de terrain, un partage des expériences et une collaboration permettant une intervention plus adéquate.

  1. La formation des magistrats, des décideurs (conseillers et directeurs d’aide à la jeunesse….) et des intervenants judiciaires (Huissiers de Justice, policiers, …) au monde de la pauvreté permettrait une avancée certaine (langage clair, sensibilité, gestion du temps…).

Ainsi, en France, une co-formation entre militants et magistrats sur l’accessibilité de la langue juridique, a été menée à l’Ecole Nationale de la Magistrature en novembre 2013. Celle-ci a permis une amélioration de la compréhension et de la connaissance mutuelle entre les professionnels et les personnes issues de la pauvreté, ainsi qu’une recherche quant à l’amélioration des pratiques.

Bruxelles, le 14 décembre 2014.

Damien DUPUIS
Avocat

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